Quand un itinéraire m’amène à un commerce prolongé avec une rivière – qu’elle soit sereine ou impétueuse, dormeuse ou effrénée – je suis toujours saisi de son étonnante faculté de langage.
L’eau s’écoute avant de s’écouler…
Mais pour l’entendre, claire, il faut certes dépasser le brouhaha des torrents ou le silence trompeur des flots indolents. Sans me prendre pour un linguiste ou un anthropologue (et au risque de m’embourber dans une vilaine paraphrase de Bachelard !), je ne peux m’empêcher de penser que c’est l’eau coulante qui a sculpté nos langues mouvantes. A bien tendre l’oreille, l’eau est d’abord une voix liquide, qui draine le rythme, charrie des sonorités, alterne les débits. Elle est cri, murmures, soupirs ou monologues paresseux.
Mais, allongé au bord d’une de ses lèvres, je la vois aussi comme une Parole en construction, flottante, dépourvue de Verbe :un cadeau vierge offert à la seule Humanité pour qu’elle en fasse ensuite et, à sa guise, du sens. Ainsi le bruit de l’eau qui coule nous offre-t-il les voyelles (elles se caractérisent par un libre écoulement de l’air dans les cavités situées au dessus de la glotte) et celle qui butte sur un obstacle nous donne les consonnes (elles correspondent à une obstruction du passage de l’air dans ces mêmes cavités).
L’eau est le premier outil de nos mots.
Le professeur qui me disait…
L’histoire est belle…
Marcher, c’est d’abord se rencontrer du dedans… Dans nos petits désastres et aussi nos savoureux délires de gloire…
J’avais méthodiquement préparé cette redoutable ascension alpine au-delà de 3 300 m qui devait me conduire à une cabane d’alpinistes, point de départ (pour eux !) d’un mythique 4 000 m.
J’avais d’abord rongé mon frein par quelques marches d’approche, scruté tous les indicateurs météo, savamment calculé (en m’y reprenant plusieurs fois !) la distance et le dénivelé positif, lu quelques récits sur des blogs spécialisés, contemplé depuis mon balcon l’interminable sente en lacets qui s’engouffrait ensuite dans un chaos minéral, truffé de câbles, échelles et autres artilleries de soutien, puis enfin, le jour J, au débord d’une nuit claire, effectué une patiente recension du contenu de mon sac-à-dos, essayant d’y loger le juste poids, avant de me lancer, la fleur aux pieds, avec l’assurance de tous les hussards de la République…
Après 3 bonnes heures de montée, solitaire et régulière, la température se mit à chuter brutalement – aux alentours de 1° – tandis que j’entrais, ténébreux, dans un brouillard pavide qui présentait quand même le délicat avantage de me gommer toutes les distances et aspérités du relief…
Je décidais de poursuivre bien que tourmenté par une fatigue palpable et une certaine peur du vide, la sente devenant de plus en plus périlleuse, ricochant d’un abime à l’autre…
Encore une demi-heure et je fixais l’arrêt, tout près du but pour essayer de ressentir cette émotion ambivalente qui nous traverse lorsqu’on se sent capable d’atteindre un objectif tout en y renonçant…
Comme une extase qu’on retarderait indéfiniment de peur d’être déçu après…
Là, en me retournant pour amorcer la descente, je tombai nez-à-nez, comme dans un face-à-face improvisé de vaudeville, sur un congénère plus âgé qui devait me suivre depuis un certain temps mais que je n’avais ni entendu, ni même ressenti. Il émergea de ces vapeurs obscures sur le minuscule éperon rocheux où je stationnais, la barbe hérissée à hauteur de ses sourcils, visiblement (lui aussi !) épuisé et dans un sourire de conteur me demanda immédiatement en allemand, si la « route était encore longue jusqu’à la cabane ». Comprenant instantanément qu’il ne m’avait pas vu non plus et me croyait sur le chemin du retour, je lui répondis – tout à mes coquetteries de randonneur expérimenté ! – dans sa langue et sans sourciller (avec même une sorte d’assurance tranquille !) qu’une “petite demi-heure suffirait mais qu’il lui faudrait se méfier de quelques passages scabreux“. Il m’expliqua alors qu’il relevait d’une « longue maladie » et béatifiait (c’est en tout cas le mot que je crus comprendre : « selig sprechen ») sa convalescence par des randonnées en montagne sans vouloir “trop forcer“.
De là, s’engagea entre nous une conversation confraternelle où germanophilie et francophilie – il était professeur à la retraite de littérature à l’université de Weimar – enchantèrent la roche alentour d’un dialogue qui challengea sérieusement mon “expertise“ profane des Romantiques allemands et des hérauts du mouvement Sturm und Drang. Un moment de merveille passa ainsi à louer les caprices créatifs de l’imagination littéraire des Goethe, Schiller, Lenz, Klinger, Klopstock et consorts quand je m’aperçus que la neige s’était mise à tomber, sévère, piquante de travers et que la barbe de mon nouvel ami s’ornait de cristaux fondants. Il regarda vers le haut et me signifia son envie de continuer. Il était venu le temps de séparer cette rencontre qui n’avait rien d’imaginaire… Il me tendit la main puis fit mine d’attraper un flocon et en regardant le ciel (ou ce qu’il en restait !) et par un détour cohérent, traversa l’Atlantique pour convoquer Edgar Allan Poe et m’apprendre cette citation (que je traduis ici après vérifications…) : “L’infini de l’espace est un domaine ténébreux et élastique, tantôt se rétrécissant, tantôt s’agrandissant, selon la force irrégulière de l’imagination“.
Cette pensée, bienvenue dans un tel cadre, m’occupa toute la descente qui fut, vous vous en doutez, jubilatoire !
Quelques jours plus tard, de retour dans la vallée, je croisai en ville le professeur occupé à déambuler d’une boutique à l’autre… Je lui tendis un franc sourire. Il ne me reconnut pas…
Le brouillard et la neige avaient fait leur travail.
Ne restait plus que l’imagination, vous savez, celle qui prend soin de l’Univers…
De l’haut delà…
Lorsque les grandes absences de la canicule assourdissent nos paysages et s’installent au seuil immobile de nos itinérances, il est doux de faire mémoire des marches sur la neige…
Celles des hivers sirupeux comme celles des longues hauteurs, damnées à l’Eternité, agonisantes de crasse minérale. Des cheminements blanchis qui entretiennent de savoureuses correspondances “génétiques“ avec ceux de l’été. Chaleur et neige font causse commune : elles aplatissent nos reliefs, nos envies et font le silence. En nous et hors de nous. L’une nous broie d’en haut, l’autre nous aspire d’en bas.
Tout à la fin, la marche est toujours un vertige.
De l’haut delà…
Un temps soit peu
C’était un midi. Ou un peu avant…
Ma cadence isolée s’étouffait dans les sables saumâtres, enfants chéris des salicornes de la sansouire camarguaise, traversés d’un Mistral épuisé. Dans un ciel de gris aphone, le silence retrouvait peu à peu sa solitude amoureuse pendant que ma béatitude primitive déclinait aux derniers embruns marins saisis de torpeur.
Il faisait vide dans cette immensité décoiffée.
Une ode à l’absence.
Il ne me restait qu’à marcher … ou à m’affaler pour un temps.
Ou celui d’après.
La mélancolie est un rituel, pensai-je…
Quand soudain le cri… Et puis encore un autre… et encore.
Sorti de la grande forêt des nuages, le grand signal… Et cette inévitable bouffée préhistorique qui m’irrigue, jubilatoire, extatique, hypnotique… De sourires et de larmes inversées. Et vice et versa.
Après un hiver de brigands, c’est le grand retour des oies… Que je mets à chercher comme le fait un petit enfant de ses premières étoiles…Quand il apprend sa première nuit.
Et puis, elles sont là, cafouilleuses de lumières, à l’avant-scène du monde, rigoureusement ivres dans leur formation militaire, usant de leurs ailes pour me dessiner ce V triomphant.
Oui, l’horloge du Chaos n’a pas perdu son temps.
Elles sont à l’heure.
Elles sont l’heure. Du temps et de l’ailleurs.
Mères courage, elles charrient l’envie depuis les lois de l’Avant. Forces génératrices et matricielles, elles sont déjà passées. Et moi l’affamé, je transpire maintenant.
C’était un midi.
Ou la nuit des temps…
3 bourgeoises et… mon émoi !
“Elles étaient maquillées
Comme des stars de ciné
Accoudées au rocher
Elles rêvaient qu’elles posaient
Juste pour un nouveau sommet
A la gloire de l’Eté…“
Qu’Eddy Mitchell me pardonne cet emprunt inaugural – légèrement détourné ! – mais ce sont les premières paroles qui me vinrent à l’esprit lorsque je découvris, dégoulinant de sueur après l’ascension par la voie la plus difficile d’une légendaire montagne provençale, ces 3 dames “d’un certain âge“, appuyées contre un rocher de crête, toute occupées à leurs abondantes ripailles et dont la principale préoccupation semblait bien être de ne pas tâcher leurs tenues de randonnée du dernier cru…
Jonglant avec dextérité entre tranches de melon, pêches juteuses, œufs durs et “authentiques“ (selon leurs dires) Madeleines de Commercy, multipliant les formules et les gestes de politesse surjoués entre elles et vociférant de rires appuyés juste comme il faut, elles m’enveloppèrent instantanément d’un nuage de bonne humeur bienvenu après de tels efforts.
Après un timide bonjour de ma part qu’elles relevèrent de signes de la main très travaillés, je décidai alors, pour ne pas troubler le festin de ces dames, de me ranger un peu plus loin – j’avais aussi besoin d’une pause ! – tout en me débrouillant de garder un œil complice et tendre sur ce spectacle pour le moins inattendu à de telles hauteurs…
Plusieurs minutes passèrent ainsi où, tout à ma fierté d’avoir réussi cette ascension (la plus difficile de la montagne en question), j’entrepris notamment de ré-enrouler ostensiblement ma corde autour de mon avant-bras, histoire de leur signifier clairement que nous ne jouions pas dans la même catégorie (chassez le naturel masculin, il revient au galop !!). C’est alors que l’une d’elles vint vers moi, le pas assuré, se planta devant moi et me demanda… si je n’avais pas de la ficelle !
La question me désarçonna un peu mais comme elle flattait mon instinct de Saint-Bernard, je pris un air très sérieux et entrepris de chercher méthodiquement dans mon sac (même si je savais pertinemment que je n’en avais pas).
Au bout d’un moment, je me façonnai la mine la plus déconfite possible pour lui avouer mon impuissance… Puis pour me redonner de la contenance, je m’enquis de connaître les raisons d’une telle requête.
Mon interlocutrice m’avoua alors qu’elles étaient des touristes “en goguette“ (selon ses termes) et que l’une de ses consoeurs de marche avait perdu lors de la montée les deux semelles de ses chaussures et qu’elle se voyait donc obligée d’entreprendre la très caillouteuse redescente “en chaussons“ (l’expression sonna de manière exquise dans mes oreilles)… sauf, si avec de la ficelle, nous pouvions les lui ré-attacher… A cet instant, le trio me parut si attachant et désarmant de spontanéité que l’idée de porter la « victime » sur mes épaules pendant les 2 heures requises me traversa l’esprit…
De manière plus réaliste tout de même, je rejoignis la déchaussée et entrepris d’examiner professionnellement son cas… Oubliant alors mes propres contraintes et la boucle que j’avais prévue, je leur proposai un itinéraire alternatif, plus doux, qui les amènerait au bas de l’autre versant à un parking où elles pourraient appeler un taxi qui les ramènerait ensuite en une demi-heure au lieu de stationnement de leur voiture. Si elles acceptaient l’idée, je marcherai en tête sur le sentier qui m’était très familier en choisissant la trace à suivre la plus adaptée à ces petits pieds exposés à de grands dangers.
L’idée les enchanta et elles le marquèrent bruyamment par de multiples remerciements enjoués. C’est ainsi que je me retrouvai transformé en sherpa de luxe (plus élégant que le qualificatif d’“l’Escort Boy“ dont elles m’affublèrent en gloussant) et reconduisis, au ralenti et chargée du sac de Madame, mes 3 bourgeoises chéries… Au moment où nous arrivions en vue du parking et que le taxi – joint par mes soins pendant la marche – faisait son apparition, la déchaussée lança tonitruante : “Voilà, je suis la nouvelle Cendrillon ! J’ai descendu la montagne en chaussons… Il faudra que je raconte tout ça sur mon blog ! C’est épatant !!“
Bienheureux, je pris alors le temps de regarder la voiture s’éloigner rapidement pendant que je réalisai qu’il ne me restait plus qu’à reprendre le chemin en sens inverse pour rejoindre le tracé de ma boucle !
Seras-tu là ?
Il est un “philosophe“ (mais doit-on vraiment le qualifier de tel) allemand qui m’agace au plus haut point : Karl Gottlob Schelle. Cet « ami » de Kant (en tout cas, c’est ainsi qu’il est passé à la postérité !) a commis en 1802 un petit traité, “l’Art de se promener“, originellement écrit à l’intention de Leopold III Friedrich Franz, Prince puis Duc d’Anhalt Dessau, grand esthète et bâtisseur de trésors architecturaux.
Dans cette longue lettre, Schelle explique (je résume) que la marche est loin d’être une activité purement physique et que mettant en branle, par le jeu du corps, les mécanismes de l’esprit, elle est avant tout une pratique intellectuelle qui ne présenterait de l’intérêt que pour les personnes bien nées et cultivées. En somme, l’auteur fait de la marche un principe aristocratique et sous-entend que son usage par les simples d’esprit n’est que pure perte refusant par exemple au berger la capacité de jouir réellement d’une aurore empourprée au moment où il reprend la carraire vers l’estive, à l’avant-garde de son troupeau…
Où va-t-on ? Puisque c’est finalement la seule question que nous posons à nos pieds.
La marche est d’abord un dépouillement (au sens littéral, se débarrasser de ses parasites) sans cesse recommencé, radical, qui nous vide, nous “épuise“, nous ramène à la virginité de notre être.
La marche est un dialogue énergique avec nos gènes, ceux qui nous ont guidé aveuglément dès la naissance vers la station debout. Un instant primal ; trivial aussi qui creuse notre résistance à l’avoir, au trop-plein, au surplus.
La marche est un seul Désir…
Celui du pas d’après.
Comme la certitude d’un Amour prochain…
L’ivresse épiphanique d’une fontaine
Il est des rencontres dont on ne se remet pas…
On se relève certes, mais transformé.
C’est vrai du “vert paradis des amours enfantines“ cher à Baudelaire ou d’une œuvre d’art ou d’un livre qui nous agrandit, modifie notre état de conscience, notre rapport aux autres, notre mélancolie génitrice, notre ontologie “agissante“…
C’est vrai aussi d’une fontaine…
Un après-midi d’été alpin, aussi chaud que sec, tout effervescent de sueur et passablement déshydraté (toutes mes réserves étaient à sec) je virais au rebord d’une friche herbeuse et découvrais en contrebas, après des heures d’intense solitude minéralisée, le petit amas empierré du premier hameau de ma randonnée…
Un petit bout de presque rien, bien garé sous le soleil et dont les toits rouge tuilés et pimpants s’accordèrent immédiatement avec la bonne humeur qui me saisit et le sourire qui me défigura.
Après une rapide descente raidillonnée, je parvins à l’entrée du hameau qui accueillait ses hôtes, en bordure du chemin vicinal, d’une magnifique cabine téléphonique à pièces, rutilante et toute à son œuvre de jouer, vitreuse et ingénue, avec les reflets du soleil. Je pénétrai dans l’étroite ruelle aux mânes incertaines, contournai la courbe généreuse de l’abside ecclésiale et débouchai sur l’unique place, désertée à ces heures brûlantes. Face à moi, au centre, une fontaine de pierres, dont coulait de la bouche métallique un splendide jet d’eau diaphane, surgit…
Je m’approchai doucement, timide, hésitant devant la simple Beauté du Monde, le pas raccourci puis, après quelques instants bienheureux, tendis les mains vers l’offrande sacrée… de plus en plus franchement jusqu’à tendre la langue puis la bouche, puis le visage, puis à m’asperger tout entier, ivre d’une joie indicible…
J’avais retrouvé, trempé, dégoulinant, le sang d’une fontaine : donner à boire aux nomades et aux pèlerins.
Cette fontaine d’eau claire m’a rendu ivre.
C’était ma première Epiphanie ; l’apparition d’un autre Temps porté à mes lèvres, à mon corps…
Oui, j’ai bu ton Eau…
Dieu me fait sourire…
J’ai depuis longtemps beaucoup de tendresse pour Théobule Kosegarten, pasteur du début du XIXe siècle d’Altenkirchen dans l’île de Rügen (au large de la côte de la Mecklembourg-Poméranie occidentale dans la mer Baltique). Ce poète et théologien, chantre du courant piétiste, affirmait entre autres que “c’est dans la nature, la Bible du Christ, qu’on peut le mieux lire le message du Salut“.
Cette lecture eschatologique du paysage, je l’éprouve parfois avec un soupçon de légèreté et – avouons-le – un sourire quand, par exemple, à l’issue d’une longue ascension, j’amorce la ligne de crête et “tombe“ nez-à-nez sur un pin d’Alep isolé qui, de ses deux branches porteuses – comme autant de bras – richement garnies, plantées en Y sur son tronc massif, semble me dire un chaleureux et généreux “Bravo !“ de toute sa force séculaire !
Petit bréviaire du Caprice
Ce que chéris par-dessus tout dans la marche, c’est d’être conduit par la seule imagination du Caprice. Chaque pas ou presque m’en dévoile un nouveau :
– à cette fourche, choisirai-je ce sentier tracé ou plutôt celui-ci, anonyme, mais qui m’aguiche de sa jolie courbe à la destination mystérieuse ?
– à l’orée du ressaut, me courberai-je vers cette scorsonère d’Autriche aux tentacules citronnées qui me dévisage avec persistance ou lèverai-je l’œil à la recherche du chardonneret qui jubile de trilles survoltées en sifflets persifleurs, un brin moqueurs ?
– Accorderai-je à la Grâce ou à la Providence (épineuse question !…) cette lumière laiteuse qui, soudain, à mon arrivée à la cîme d’un sommet alpin si souvent rêvé et enfin touché, transfigure la croix de métal rouillé, claudiquante au supplice d’Eole ?
– Choisirai-je pour table de déjeuner, cette cabane naturelle enfouie sous les pins à l’ombre rédemptrice ou m’allongerai-je à tout soleil sur la dalle rocheuse et pentue juste comme il le faut pour accueillir mon corps allongé ?… A moins que je ne garde encore en moi le goût du jeûne et poursuive ma route ?
– Tenterai-je sur cette crête face au vent déchainé de tenir tête et d’avancer débout pour m’épuiser jusqu’au renoncement et en jouir ou me coucherai-je pour avancer en sécurité, à quatre pattes, langoureusement aplati sur cette terre matricielle, le visage enfoui dans les fragrances garrigueuses ?
– Consulterai-je ma montre pour ajuster ma cadence ou accepterai-je la nuit comme compagne de retour ?
– Resterai-je encore à contempler fasciné les joutes aériennes des hirondelles qui rivalisent d’audace et se déjouent de toutes les lois de l’apesanteur pour gober mouches, syrphes, fourmis volantes, tipules et autres libellules ?
– Me demanderai-je encore quel est le sens de l’aller et celui du retour ou laisserai-je cette question germinative au panthéon des Dieux itinérants ?
Toutes ces questions et les autres, je me les suis posé et me les reposerai. C’est mon repos. Parce que la marche, dans ses éternels caprices, nous apprend le repos. Du corps et de l’âme.
“Marche doucement sur cette Terre, elle est faite de morts…“, dit le poète arabe et nomade du VIIIe siècle…
Le champ du départ
La marche est farceuse… Toujours attentive à nous écarter du droit chemin. C’est en cela qu’elle est Rencontre. Authentique et profondément libertaire.
Certes, je ne suis pas un géographe expérimenté, pourtant je sais lire une carte IGN ! Mais combien de fois ai-je raté l’embranchement, mal bifurqué à une fourche, sous-estimé ma courbe d’altitude, rebroussé chemin croyant avancer…
Certes, j’ai appris à fréquenter les chiens errants – la plupart du temps en manque de tendresse – à m’accommoder du sanglier mal embouché qui me barre la sente de son œil torve ou à me faire discret face à la couleuvre de Montpellier qui singe le boa avec ses sifflements survitaminés d’asthmatique… Pourtant, combien de fois ai-je obliqué ou devié ma route plus par respect des convenances naturelles (après tout “ils“ sont chez eux…) que par peur…
Certes, j’ai un peu l’habitude de marcher et sans atteindre le niveau d’un Stevenson camisard, je ne renâcle pas à l’effort ni me décourage d’un dénivelé positif sérieux… Et quand même… Combien de fois ai-je renoncé, épuisé, consacrant le demi-tour au rang d’une retraite peu glorieuse, à la fois contrarié et désespéré sur l’instant… jurant à tous les Dieux et à tous les Olympes que je reviendrai…
Mais à tous ces instants et aux autres où j’ai “faibli“, où je me suis écarté de la route, où j’ai reculé, je rends grâce…
Oui, marcher c’est bien souvent renoncer au droit chemin pour s’ouvrir à une nouvelle éthique… Epurée, débarrassée de tout objectif, qui nie la destination pour refonder une saveur originelle : celle du départ, la première des ouvertures.
Où allons-nous ? D’où venons-nous ? Pourquoi existons-nous ? Peu importe ! Puisque nous sommes déjà partis… prêts pour la grande farce du monde, le burlesque de notre existence terrestre ! (et que ce bon vieux Spinoza me pardonne !)
Coquetteries et autres paradis…
Un soir de semaine au retour d’une longue randonnée, esseulé et désarticulé dans un TER bondé ou régnaient en maitre tous les claviers de notre ère digitale, j’ai pris conscience d’un phénomène qui m’a allumé un sourire (discret !) : la marche me rendait coquet !
En effet, c’est comme cela que j’interprétais cette “manie“ qui lors d’une montée sévère et prolongée veut que je guette toujours vers l’amont d’éventuels confrères descendeurs et que lorsque j’en détecte un, je m’arrête et me dissimule pour reprendre mon souffle et paraître le plus décontracté – et le moins essoufflé ! – possible lors du croisement et du traditionnel et sonore “bonjour !“.
Amour-propre certes, orgueil peut-être mais aussi volonté réelle de me donner à voir à l’Autre sous mon meilleur jour avec une mine réjouie, (béate si vous voulez !) et les traits apaisés (et pas ces épouvantables grimaces du marcheur croqué par l’effort).
Je suis là, cheminant, expectorant, mal en train mais heureux et suffisamment lucide pour trouver cela drôle…
C’est ainsi que j’ai toujours imaginé le Paradis : une source intarissable d’humour humblement humain où chaque pas viendrait nous dévisager l’Un et l’Autre, dévoilé par ce filtre (ou bien devrais-je dire philtre ?) bienveillant. Ainsi au Paradis et par exemple, la coquetterie ne serait-elle plus l’apanage dominant des femmes…
Au gré du gué…
En cette année, l’hiver était entré en résistance… s’acharnant à repousser le balcon du Printemps de ses jets d’eau réfrigérée.
Les amandiers, déconcertés mais fidèles au poste, attendaient toujours le signal pour lancer l’avant-garde rosé de la grande marche printanière.
Les abeilles s’occupaient de quelques raids exploratoires alentour mais stériles et commençaient à trouver le temps long alors que les futurs Flambés, Citrons, Vulcains et autres Azurés conservaient sous terre, un brin étonnés, tout le loisir de peaufiner leurs ramages colorés.
En fait, la nature commençait à s’ennuyer… De cette démonstration – surjouée – de force hibernale.
Et moi, je décidais de m’amuser… En toute innocence, certes !
J’avais bien noté sur plusieurs récits de confrères que ma randonnée se terminait par un passage de gué délicat et parfois impossible en cas de débit trop important… Je décidai de relever le “défi“ (tout en notant l’itinéraire alternatif décrit au cas où !). Toute ma marche fut sous-tendue par l’anticipation de cette “difficulté“ au point de devenir une véritable croisade contre ce gué qui se transforma peu à peu en ma “Jérusalem“ (après tout, l’adage populaire dit bien : “A chacun, son Everest“ !…).
Après 7 bonnes heures de marche, je découvris enfin, au versant d’une colline, l’aquatique objet de mon désir… pour m’apercevoir effectivement que la traversée méritait une bonne anticipation… D’une largeur de 20 mètres à peu près, avec 50 à 60 cm de profondeur (mon évaluation), animé d’un courant conséquent, la rivière, d’ordinaire si famélique en été, semblait déjà me narguer de ses soubresauts rocheux… Que m’importe ! Galvanisé par un enthousiasme juvénile et peu impressionné, je relevais aux genoux mon pantalon et me déchaussais sans même prendre la peine, pour libérer mes mains, d’attacher mes chaussures au sac. Hors de question de sortir le “grand jeu“ pour un tel obstacle que je décidais de minimiser. Je pénétrai donc dans l’eau glacée, bien décider à garder la tête haute et de rester insensible à la “douleur“. A mi-parcours, inévitablement, mon pied gauche glissa sur l’une des pierres et je n’eus pas d’autre choix, pour me stabiliser, que de me retourner face à l’amont en prenant tout mon appui sur ma jambe droite ce qui offrit à l’eau – trop heureuse d’une telle opportunité – de partir à l’assaut en toute liberté de mes cuisses, bas-ventre et thorax. Le reste de la traversée fut une grande fuite en avant, désordonnée et chaotique, qui aurait probablement bien fait rire les spectateurs (s’il y en avait eu…).
Arrivé enfin sur l’autre rive, détrempé aussi amusé qu’un peu vexé (soyons honnêtes !), je m’appuyai sur un monolithe granitique à la forme conique et aux allures tendrement paternelles. Je me surpris alors à lui raconter mon aventure (au cas où il ne l’aurait pas vu !) tout en m’en octroyant une certaine contenance (après tout, j’avais bien réussi non ?). Je tournai ensuite les yeux vers ces flots que j’avais vaincus et fus soudain saisi d’une mystérieuse Correspondance qui m’entraina à davantage de gravité, éteignant mon sourire frugal pour un regard plus absent… Revins à moi à cet instant et au gré du gué une phrase de Novalis, mémorisé à mon adolescence, et qui 32 ans après, prenait tout son sens : “Est-ce que le rocher ne devient pas un Toi quand je lui parle ? En quoi suis-je différent du fleuve quand avec mélancolie je me regarde dans ses vagues ?“
Une autre aventure commençait…
Le marcheur, Icare et le TGV
Le hasard (à moins qu’il ne s’agisse de caprice ?) d’une sente conduit parfois à longer les LGV, ces fables post-modernes névrotiques qui nous ramènent sans coup férir à notre condition assumée d’escargots-tortues.
Il est alors une bien savoureuse sensation que de marcher à contre-courant des grands fauves rutilants qui nous forcent à baisser – voire détourner – la tête à leur passage. Quand on les voit arriver, au loin d’une portion de ligne droite, on a l’impression, perspective déformant, qu’ils vont nous crucifier d’une seule bouchée sauvage au point d’impact… Alors qu’à cet instant, plus court que toutes les extases, je ressens plutôt le vertige d’Icare, comme soulevé de terre, respiration retenue, en suspension dans une force éolienne déchainée de tous les boucans qui me redéposent dans un silence absolu…. Autre plaisir que celui de cheminer dans le sens du train et de sentir alors soudainement ce mugissement progresser à l’assaut de nos oreilles pendant que nous nous efforçons de ne pas se retourner et de jouir de cet instant précis où le museau profilé dévore notre direction… et notre équilibre !
Mais quelle immense satisfaction tendre que débouler d’une sente aux abords d’une LGV et d’y voir un de ses monstres immobilisé, en attente, bloqué, vrillé ! Et alors-là, oui je vais circuler plus vite qu’un TGV sans presser le pas, calmement, avec un petit sourire bien calé dans la lèvre !
“Celui qui a cherché Dieu une seule fois finit par le trouver partout…“
Deux écrivains constituent la source la plus inspirée de mon inclinaison pour la marche : Hermann Hesse et Adalbert Stifter.
D’abord, le premier que je découvre par “Tessin“, un livre posthume, recueil choisi de textes, poèmes, aquarelles et nouvelles sur cette Suisse italianisée, refuge pacifié de l’auteur et miracle d’une rencontre mille fois célébrée entre les Alpes et la Méditerranée. Marcheur paisible mais déterminé, Hesse manie le récit comme un botaniste le ferait d’un bulbe d’iris pour en deviner la teinte. Naturaliste pour mieux extraire la moindre parcelle de poésie du paysage, il fusionne lumières, fragrances, reflets, couleurs, caprices du ciel ou formes des arbres dans un vaste élan spirituel régénérateur. Hesse avec Tessin puis l’Enfance d’un magicien, le Dernier Eté de Klingsor (et bien d’autres !…) a allumé une nouvelle vie pour mon esprit détournant mes envies d’action ou de frénésie pour la constante et régulière énergie que provoque la contemplation.
C’est lui qui m’amène à Stifter et son incroyable “Homme sans postérité“ ; cette histoire improbable d’un jeune homme parti à pied sur les conseils insistants de sa mère à travers les montagnes à la rencontre de son oncle qui vit isolé sur une île d’un lac alpin et lui révèlera après une longue partie de cache-cache qu’il n’a en fait rien à lui dire… C’est avec ce livre que mes pieds, chatouillés par Hesse, se mirent enfin en marche…
Mes deux parrains ne m’ont depuis jamais quitté et si j’ai lu toute leurs œuvres, il m’arrive bien souvent d’en reprendre une au hasard, les yeux mi-clos un peu comme si je m’allongeais à la verticale du Midi, en haute altitude, à la croisée des nuées… Et c’est dans ces moments-là, d’une joie dépouillée, que la phrase de Novalis prend pour moi tout son sens : “Celui qui a cherché Dieu une seule fois finit par le trouver partout…“
« Je ne suis qu’un piéton, rien de plus ».
Marcher en ville ou en pleine nature n’est pas un safari. Je ne marche pas pour observer mais pour être observé. Je ne « traque » jamais un animal, un oiseau ou une plante mais je les laisse venir à moi. J’aime l’idée toute simple de me sentir « toléré » au cœur de la Nature vivante et parfois d’être « salué » par l’un de ses habitants. Mes plus belles rencontres ont toujours eu lieu ainsi. A la fortune de l’autre.
Quand nous marchons, nous traversons de multiples territoires terrestres, souterrains ou aériens qui souvent s’entre-croisent eux mêmes patiemment construits par ses résidents et je ne supporte pas l’idée de briser cette intimité. Plus que jamais, je ressens au fond de moi cette phrase d’Arthur Rimbaud, « Je ne suis qu’un piéton, rien de plus ».
L’humilité est une condition nécessaire de la marche qui réserve, souvent mais pas toujours, des petits miracles d’émotions. Ils grandiront plus tard dans nos souvenirs au point d’en occuper tout l’espace.
– Je me souviens, en Camargue, d’un héron cendré qui avait surgi d’une roubine que je traversais comme un clandestin et avait marqué d’un bruyant claquement d’aile sa présence avant de m’accompagner en vol quelques minutes pour finalement se poser un peu plus loin dans la sansouire et me dévisager avec ce que j’interprétais alors comme de la bienveillance. J’avais passé mon chemin et senti encore longtemps son regard dans mon dos.
– Que dire de ce groupe de chevaux sauvages qui m’attendaient à 2 400 mètres au sommet d’un mont pyrénéen que je gagnais après plus de 4 heures de marches forcées au dénivelé sévère ! Soucieux de ne pas les déranger ni de les effrayer – il y avait deux poulains dont l’un très jeune – je ralentis ma progression à leur approche et commençai à leur parler de moi, de ma fatigue et de mon envie de m’asseoir un peu sur le petit plateau qui constituait le sommet et dont ils occupaient tout l’espace. Même si je ne m’attendais évidemment pas à ce qu’ils me répondent, je me souviendrai toujours de la manière dont ils ont de quelques touts petits pas « manœuvré » pour me laisser une petite place à fleurs d’éboulis. Je me contentais de mon petit trône venteux pour faire « respirer » mes jambes sans plus leur adresser la parole, ni même les regarder. Je ne manquais pas de les saluer à mon départ d’un geste discret et d’une parole affectueuse pendant qu’ils reprenaient tout doucement leur place originelle.
– Et que penser de ce chamois solitaire qui est littéralement venu me “cueillir“, alors que j’étais ivre de fatigue et sous une averse de grêle, à l’assaut du Monte Moro Pass à la frontière helvético-italienne ? Aussi gracile que docile, l’icône d’Erri de Luca, avait surgi d’un éperon rocheux pour venir se placer sur “mon“ sentier et m’ouvrir ainsi, à coups de regards furtifs, pendant un bon quart d’heure la voie (sans oublier de conserver quand même une distance respectable entre lui et moi !). Puis à l’amorce d’une vire, alors que la tendresse de cette rencontre m’avait redonné quelque consistance, mon éclaireur avait repris sa route mystérieuse dans le chaos minéral des grands pierriers qui me bordaient.
– Je garde aussi en moi l’image de cette euphorbe arborescente qui m’a surpris à l’ombre d’une trouée calcaire dans le massif des Calanques marseillaises. Je m’étais installé sur la roche fragmentée pour respirer le grand ciel quand soudain, en tournant les yeux à gauche, elle était là, venue comme une Fée de nulle part. J’étais pourtant persuadé qu’elle n’était pas là quelques instants auparavant !
Le silence pour Parole
Chaque randonnée est unique même si l’itinéraire est le même, strictement le même. Parce qu’il y vit toujours une présence différente, résolument singulière. Papillon venu partager quelques centaines de mètres à hauteur de bouche, éclosion hivernale et soudaine des arbousiers, vieux bouc noir assis tel le pharaon sur un rocher, abeilles en survol à l’orée d’une sieste sur quelques vieilles dalles calcaires, “patrouille“ de bouquetins surgie du brouillard, fragrance persistante du romarin, antiennes prolongées de la bergeronnette farceuse, ragondins adeptes du cache-cache, mélopées du vent à travers les roseaux, chat perché buveur de Mistral…
Chacun y va de son silence pour nous donner une nouvelle Parole….
A chanter, déclamer ou murmurer le soir quand on s’endort, parcouru de quelques sublimes courbatures, traces et témoins éphémères de ces longues heures de piétinage sauvage…
A hauteur d’Homme
Un phénomène m’a toujours étonné quand je marche… Plus on prend de l’altitude, plus les marcheurs se parlent. Du simple « bonjour ! » discret et isolé dès les 300-400 m d’altitude, on en vient à raconter sa vie aux alentours de 3 000 m… Comme si la hauteur nous ramenait au juste milieu de l’humanité. Frappant aussi de voir à quel point l’altitude nous « désagressivise » et nous attendrit. Je me souviens de plusieurs randonnées ou après des heures de solitude forcenée, je me “désaltérais“ auprès d’un piéton croisé sur des cimes, s’inquiétant de mon itinéraire, de ma forme et me donnant quelques sourires sans oublier les inévitables prévisions météo….
Perdre le Temps…
C’est un phénomène bien connu, souvent raconté. Le temps de la marche élargit, malmène, distorsionne tous les chronomètres que la vie civilisée nous a peu à peu imposés. C’est l’expérience physique d’une sorte de nouvelle théorie de la relativité appliquée au temps. Une dilatation fantaisiste qui s’amuse de nos repères et malmène nos chronogérances usuelles. Lorsque nous marchons, nous avançons dans le temps, à travers lui – et non plus avec ou contre – selon la régulation de notre cadence. Et comme par une mystérieuse correspondance mathématique, l’attente (d’un train, d’un bus, d’une personne, de la fin d’un orage…), cette “perte de temps“ honnie et bannie par notre humanité active, se vit comme une réjouissance… Toujours un peu courte (quand elle se termine), enfouie sous nos pieds réduits à l’immobilité, l’attente du marcheur est régénératrice, spectacle d’une somme d’efforts récompensés. Elle ne se vit pas contre le temps mais pour lui, à l’image d’une offrande. Elle devient en quelque sorte le temps du temps et désirée tel le moment de l’abandon. Ainsi, quand nous marchons, le plaisir de l’attente – qui va venir – constitue-t-elle une des énergies de la marche.
Marcher n’est pas une quête, ni même une conquête.
Le marcheur au long cours est un mendiant… mais un mendiant placé dans une situation plutôt inhabituelle : celle d’avoir à refuser un trop plein d’offres ! La lenteur de la marche (comparativement à tous nos moyens modernes de nous « locomotionner ») qui nous autorise à tous les arrêts sans aucune autre forme de procédure a cette vertu unique de rendre tout accessible à « tire-pied ».
Il suffit de tendre la main pour que celle-ci se remplisse de tous les décors… Ceux des paysages et de l’âme.
Quand je marche, je n’ai plus cette sensation amère de l’échec ou cette jubilation éphémère du succès, ce contraste qui nous mène tout droit en mélancolie.
Quand, je marche, je n’ai véritablement rien à gagner, rien à perdre. Je fais le Chemin, je le déroule comme une longue scansion, le dessine et je le deviens même (quitte à “singer“ le Christ).
Quand je marche d’un endroit à un autre, j’emboite mes pas comme on le fait des mots pour faire des phrases. Le chemin que je suis est la nouvelle phrase qui me reste à écrire et à scander.
Lettre après lettre.
Marcher n’est pas une quête, ni même une conquête.
C’est notre nourriture depuis tous les temps.
L’Ambroisie d’un autre Monde
Au-delà des 25 kms, la douleur saisit mon corps d’une nouvelle esthétique.
Je ne regarde plus, je ne chante plus, je ne pense plus… Je me nourris de la souffrance qui envahit mes jambes, grimace mes pieds et taquine mes genoux. Je sais alors à cet instant le bonheur extatique que j’aurais à m’allonger quelques heures plus tard au fond d’un lit douillet ou dans un sac de couchage frigide à qui je redonnerai quelques ondulations…
Le plaisir de cette douleur est extrême mais aussi “ontologique“ parce qu’il lui donne un sens et une… fin !
Et que dire de ces grelottements convulsifs qui, une fois allongé, me saisissent parfois de longues minutes comme si j’étais saisi d’une forte fièvre (alors que ce ne sont que décompensations musculaires…) et m’inondent d’un indescriptible bien-être aux origines probablement bio-chimiques mais aux résonnances quasi-mystiques ? Savoureuse sensation, espérée et guettée comme l’ambroisie divine, mais qui reste capricieuse, soumise aux injonctions d’un autre Monde…
Un Ange est passé !…
Je ne crois pas vraiment aux fantômes ou aux anges… Comme tout un chacun, ensorcelé par nos civilisations ultra-matérialisées.
Difficile d’avouer – même avec toute la bonne volonté possible – que j’ai déjà rencontré fées, elfes et autres figures légendaires des forêts. Soit ! Et pourtant… Les grands champs de forces spirituels qui doivent bien irriguer – qu’on le veuille ou non -notre univers viennent parfois croiser nos pas avec une délicatesse désarmante…
Je me souviens.
Une journée d’hiver, froide, ventée, pluvieuse, brouillardeuse…
Dans un grand massif aux allures lunaires, une longue descente empierrée, calvaire de chevilles…
Le silence, la solitude totale. Soudain, j’arrive à la verticale d’un pas en désescalade de 12 mètres, lisse, sans prise évidente, ni chaines… En bas, une toute petite plate-forme pour “atterrir“ et une mini-sente qui part à gauche en balcon dans la roche… Tout autour de l’à-pic… Je ne me sens pas… Une sourde inquiétude m’envahit. Je me raisonne. Je peux remonter – 2 heures – et basculer sur l’autre versant de la montagne pour rejoindre la ville par une sage piste. Je peux utiliser ma corde même si je ne trouve pas à première vue de point d’accroche solide.
Alors, je reste là, debout immobile, planté comme si j’allais devenir un arbre. J’attends un je ne sais quoi dans ce grand vide minéral où la dernière présence humaine croisée remonte à plusieurs heures. C’est là que, totalement improbable, venu de nulle part ou plutôt des nuages, un jeune adulte en short et tee-shirt aux longs cheveux bruns bouclés surgit, trottinant, puis s’immobilise à mes côtés. Il me dévisage avec un pointe de malice, me salue et me lâche un goguenard mais énergique : – « Eh ben alors ?! » Je reste sans voix pendant qu’il attaque déjà – sûr de lui, le geste précis – le pas et me montre la voie en ralentissant (comme s’il voulait me laisser le temps d’imprimer ses prises et sa manière d’aborder cette petite difficulté).
A peine ai-je le temps de revenir sur terre que je le vois en bas toujours aussi souriant m’apostrophant à nouveau « – Je vous attends ou ça ira ? ». Un poil vexé, j’épuise mes doutes et me lance à mon tour veillant, le plus concentré possible, à suivre sa trace invisible. Quand je pose mes pieds sur la plate-forme aussi content de moi que toujours un peu troublé et que je me retourne avec la volonté de le remercier, plus rien à l’horizon…
Un ange est passé !
Je me souviens encore…
Parti un autre matin d’hiver à l’assaut dans les collines d’une admirable chapelle romane en ruines et oubliée des âges, je décidai de m’accorder, arrivé à ses côtés, un déjeuner frugal. Après quelques recherches, je me décidai pour un petit morceau de terrain en contrebas exposé en plein soleil et disposant d’un morceau de roche bien droit et accueillant sur lequel je pourrai poser mon sac et ma…tête. Repu, je prends le temps de m’allonger pour un “bain“ de soleil aussi serein que silencieux, à peine grisé par la dégustation – raisonnable – d’un rosé de Provence. Au réveil de cette sieste tout en lâcher-prise, je me prends à vouloir en savoir un peu plus sur cette église médiévale et découvre alors sur le guide régional que je suis en fait allongé sur une tombe et que le rocher qui a soutenu ma tête en est la stèle…
En chaque marcheur trottine un pèlerin.
Paix à son âme…
Et encore, je me souviens…
Un jour de premier Printemps tout en pluie soutenue… dans une colline encore inconnue à mes pieds. Je chantai, comme souvent, à tue-tête des extraits un peu brouillons de psaume. Avec une majestueuse envie : rendre grâce à cette pluie pour la joie qu’elle m’apportait. Tout à mon euphorie, je me surpris à me sentir tout-puissant comme si je pouvais faire apparaître d’un seul revers de l’œil ma première volonté. Et alors que je n’avais pas croisé la moindre âme qui vive depuis 6 h, je me dis que j’aimerais bien croiser quelques chevreuils en goguette qui viendraient parfumer ma solitude… Il n’y avait pas 5 minutes que je m’étais rempli de ce cette envie, que je vis débouler à grand galop mais à bonne distance 3 femelles qui traversèrent mon champ de vision.
Ainsi soient-ils !
La sainte liturgie de mon engagement pédestre
Les longues ascensions pour le marcheur-fumeur que je suis demeurent la sainte liturgie de mon engagement pédestre. Et comme pour toute liturgie, j’y respecte des règles (pour ne pas dire des dogmes !) mathématiques : 1 pas à la seconde, 12 minutes de montée, 3 minutes de pause (incluant coup d’œil à l’altimètre…) et ainsi de suite jusqu’au sommet ou à la crête convoités. Cet autre cadencement ne supporte aucune dérogation et s’applique avec la rigueur implacable du chronomètre. Il m’a toujours permis de franchir les dénivelés les plus sévères – y compris au-delà de 3 000 mètres – et de conserver la satisfaction d’une ascension régulière et somme toute maîtrisée.
Toutes les fois où je me suis écarté de cette règle, je me suis vite retrouvé en perdition, les poumons à l’agonie et le cœur hors de contrôle, crachant ma colère dans d’improbables expectorations à déloger un sanglier et brisant mon frère Silence du vacarme de ma respiration haletante…
Ces pélerinages sans Compostelle…
Caspar David Friedrich est vraiment le peintre des randonneurs. Solitude, Ciel et (tout) Petit Homme.
N’importe laquelle de ses toiles nous ramène à ce triangle isocèle.
Nous sommes si petits, enfouis sous ce vaste ciel qui délimite au fusain notre solitude de marcheur. A l’âme, au corps (et à la cheville !), Caspar nous porte. Que l’on soit tour à tour fatigué, endolori, ragaillardi, tout frais-naïf du matin ou extatique, il est le chemin de nos yeux dans ces pélerinages sans Compostelle, celui qui redonne l’envie aux paysages traversés par simple transfiguration. J’aime superposer à un paysage moderne que je traverse, une toile du Caspar. Comme un filtre qui viendrait se poser en douceur entre nos yeux et la réalité extérieure.
Et pour un marcheur au long cours, contempler une simple reproduction de Caspar – même de mauvaise qualité – depuis un décor impersonnel et froid comme un bureau ou une chambre d’hôtel est la première marche du voyage, son premier pas.
Mais si la Nature est l’Homme qui participe de Dieu, quelle place reste-t-il à la Création ?
Cette question « péri-spinozienne », Caspar nous la repose sans cesse avec un mélange de tendresse et un soupçon de candeur… Quitte à voir fondre sur lui les hérauts bien pensants des religions révélées…
Marcher est une Révélation.
C’est l’Etre – déjà – au Paradis, accompli dans le vaste mouvement immobile du Tout.
Je marche, donc j’ai été…
Reste alors à l’Eternité à ne connaître que des contemporains et plus aucun survivant pour paraphraser maladroitement Herman Hesse.
Le Chant des Pistes
Il existe une profonde relation entre le chant et la marche. Les Aborigènes d’Australie avaient parfaitement saisi cette complicité consubstantielle au point de dessiner leur Continent à la lumière de chansons. Bruce Chatwin en a même tiré « Le Chant des pistes », un livre nonchalant et vagabond.
J’éprouve très régulièrement, à ma modeste mesure, cette union entre le langage de nos pieds et celui de notre bouche. Durant une marche, le chant survient quand on s’y attend le moins. A l’assaut d’un ressaut, au terme d’un raidillon, au départ d’une sente, à l’abordage d’une descente… soudain, notre bouche se met au rythme de notre cadence pédestre. Comme si l’un et l’autre se nourrissaient d’un nouveau souffle, exhaleur d’énergies nouvelles et de joies enfantines. Et puisque la solitude de la marche nous désinhibe et autorise tous les excès, le chant se libère, les refrains se succèdent, les mélodies s’entrecroisent – parfois dans une cacophonie de tous les Diables – et si, bien souvent, la mémoire fait défaut et que les paroles se perdent dans les “na na na“, qu’importe !, nos chansons de marcheur qu’elle soient des tubes de notre enfance, des ritournelles paillardes ou des incantations religieuses éclairent notre chemin d’une autre couleur. Alors qu’elles convoquent souvent en nous quelques souvenirs, elles créent à nouveau les conditions d’un nouveau souvenir qui frisera la nostalgie plus tard.
Elles font et défont le lien du temps et s’amusent de notre liberté cheminante.
Et puis parfois, le chant ne vient pas… et inutile de le forcer : les premières paroles se perdraient bien vite dans le silence de cet inconscient chantant et… facétieux. Il faut alors se contenter de la cadence de nos pas, ce rythme ancestral binaire qui nous ramène à notre génome de marcheur-cueilleur bipède, noyé dans les Afriques orientales. A moins… (ou à plus !) que la pluie ne soit du voyage, cette sœur du silence qui vient murmurer voire marmonner à notre imaginaire itinérant…
La pluie…
La pluie, indécise comme la bruine ou farouche comme l’averse nourrie est une compagne féérique qui métamorphose tout notre autour avec parcimonie et délicatesse. N’est-elle pas celle qui change une route goudronnée de campagne en miroir déformant et aligne mille sourires à l’orée de nos pas ? N’est-elle pas une lancinante mélodie qui éteint les bruits du monde d’un écho majeur ?
N’est-elle pas ce filtre diaphane qui aplanit les reliefs de ses brumes ?
La pluie marche avec nous, fidèle, souvent rieuse ; et quand elle remonte à ses antichambres éthérées, ne nous laisse-t-elle pas toujours quelques traces d’elle, éphémère testament qui disparaîtra peu à peu comme une peau de chagrin ?
Et le vent ?…
Le vent est farceur… Avez-vous déjà observé comment se comporte le marcheur quand il le subit ? Il va passer son temps à jouer avec lui et amorcer une véritable partie de cache-cache pour s’en mettre à l’abri quitte à changer d’itinéraire. Car le vent est complice du hasard. Même quand il est solidement orienté, ses lames furètent, désordonnées et capricieuses, et obligent le randonneur à modifier son chemin, ses approches ou ses prises à l’abord d’une vire bien exposée. A l’inconnu de toute marche, même bien étudiée et repérée, le vent ajoute sa touche, rendant toute prévision inutile.
Déconcertant comme un bébé qui pleure à l’issue d’un biberon pourtant rempli à ras-bord, le vent n’écoute que son souffle et jubile à nous voir le maudire, chanceler, tituber, nous agripper, tenter de nous protéger d’une main ou d’une bâche de K-Way, chercher obstinément le vallon encaissé ou le rocher protecteur. Le vent nous détourne et à ce titre, il est un compagnon de voyage, certes encombrant mais si généreux. Il faut le laisser prendre le contrôle de nous-mêmes, nous dépouiller de tous nos projets et nous forcer à ce qui ressemble par bien des égards à du lâcher-prise.
Le vent est un hymne rythmée à la liberté qui m’a obligé bien souvent à porter mon regard à l’ailleurs.
Si on l’accepte comme un ami cheminant, il devient à la fois un hôte et un guide, érudit à nous étourdir.
L’avenir se dessine d’abord avec ses pieds
La marche est aussi une Sœur d’éducation pour toute notre vie.
Car elle nous apprend à nous rendre, à nous accepter faible, impuissant… simple marcheur. Elle nous l’apprend sans violence mais avec persistance. Quelle leçon ai-je pris un bel après-midi de juillet alors que je visais un 3 300 m dans les Alpes suisses et par là-même mon record de dénivelé positif ! Après 3 h 30 de montée soutenue, le dernier sentier – sportif avec vires, ressauts et à pics très vertigineux – fut mon calvaire, heureusement inachevé. Alors que je dépassai les 3 000 sous un soleil de toute raideur, je commence à ressentir des vertiges. Ayant déjà connu ces symptômes en altitude, je cherche d’abord à me rassurer et à oublier mes jambes qui tremblent. A ces instants pourtant, je refuse de rendre les armes et choisis des pauses très fréquentes sans m’asseoir. Puis alors que la sente devient aussi étroite que le vide autour de moi, envahissant, je suis pris de panique… Et si jamais je m’évanouissais ? Alors, je chuterais sans nul doute 800 mètres plus bas. L’angoisse m’étreint et les nausées s’invitent. J’essaye encore, devine le sommet qui me tend ses épines de roche à une dizaine de minutes, devine quelques larmes et soudain, je me rends… Je m’allonge en sécurité. J’ai l’après-midi pour redescendre… et repenser à ce fameux Sisyphe qu’il faudrait imaginer heureux.
Et que dire de cette longue ascension qui devait me mener à la frontière helvético-italienne à 2 950 m ! Mûrement préparée, « travaillée » même, cette randonnée devait me donner à voir un des plus sommets d’Europe, le Mont Rose… Après 6 heures d’efforts soutenus et alors que je traversais le dernier et long névé, une immense nuage, épais comme une mousse au chocolat, vint couronner mon moral d’un voile de découragement et repousser à d’autres calendes le spectacle de mon projet… Et pourtant ! Quelle surprise de voir à hauteur de ce sommet désolé, venté et glacé, émerger du brouillard une forme inquiétante dont je distinguais en premier lieu les contours d’une arme type mitraillette… Un douanier italien en fait ! Qui me demanda de son plus beau langage administratif mon passeport… J’étais sur un chemin de contrebande m’apprit-il tout en m’invitant – probablement attendri par ma mine déconfite et rassuré par la régularité de ma situation – à partager un inoubliable expresso dans sa cabane chauffée. A défaut de voir le Mont Rose, je pus lire ce jour-là dans le marc de café que l’avenir se dessinait d’abord avec ses pieds…
C’est ici la Terre ?
Il est un des lieux communs de la marche que de souligner sa capacité à nous abstraire de la marche du monde, à nous faire entrer en méditation, en contemplation ou – pour donner dans le contemporain – à contribuer à l’évacuation du stress. Pourtant, il existe à mes yeux une autre vertu dans l’itinérance pédestre…
Un après-midi d’hiver dans un soleil d’œuf au plat – tellement le ciel blanchissait sous le froid – j’avançais, solitaire, le long d’un chemin vicinal rectiligne et littéralement déposé sur un talus qui séparait de part et d’autre deux immenses champs cultivés en contrebas. Au bout d’un moment, je me surpris à dévisager mon ombre projetée sur le champ à ma gauche et qui s’obstinait à me montrer la voie, toute à son travail discipliné. Je la trouvai vite charmeuse cette ombre, découpant dans les semis de blé ma silhouette un peu voûtée, portée par mon chapeau camarguais. Comme un appel au large, aux grandes étendues sans frontières. Difficile de dire pourquoi à cet instant, dans cet isolement figé, je me trouvai beau… oui, beau. Au point de m’émouvoir non pas encore une fois comme un Narcisse affamé mais plutôt comme un “pauvre“ homme qui s’autorise à se regarder nu (car finalement tout ombre est un nu), en face (même si c’est de côté…), sans fard et finalement avec une lucidité émerveillée. Car la marche offre à nos lunettes civilisées et si exigeantes, un regard dépouillé où la traque sourcilleuse des qualités et défauts s’efface au profit d’un œil de nouveau-né… C’est ici la Terre ?
Marcher, c’est savoir s’arrêter.
Marcher, c’est savoir s’arrêter. Pas uniquement pour contempler le paysage qui, bien souvent, nous défigure littéralement mais aussi pour s’observer soi-même.
Se donner une chance de s’apercevoir.
Bien souvent, je me suis surpris, alors que je dominais un site extraordinaire à réaliser tardivement que je n’avais pas vu la vue (si je puis dire) tout préoccupé que j’étais à me contempler. Dans mon état d’âme du moment ou ma pâleur. Se contempler n’a alors rien d’un acte narcissique ou prétentieux mais un difficile d’exercice d’humilité où la vérité s’obstine à noircir (ou blanchir) nos petits mensonges vaniteux ou bienfaiteurs; un peu comme à l’endormissement quand on s’efforce de penser à quelque chose de précis, souvent heureux ou agréable, et que l’inconscient prend le dessus pour emmener notre cerveau là où il a décidé de l’emmener pour la nuit…
Cette mise en tension “morphique“ nous ramène d’ailleurs à cette étrangeté de la marche : où nos pieds ont repris leur course en avant pendant que notre esprit demeure à l’arrêt…
S’arrêter, c’est savoir marcher…
Quand ferme la chasse…
Il existe une période pour le marcheur à nulle autre pareil : la semaine qui suit la fermeture de la chasse…
Etrange parenthèse suspendue pour lui et toute la faune qui après des mois de stress, de fuites, de drames, de courses en avant, de hurlements revanchards semblent ne pas encore croire vraiment à ce cessez-le-feu suspect. Si les grands oiseaux se contentent de signaler notre approche à l’abri, les mammifères demeurent à l’affût, encore soigneusement invisibles depuis les chemins mais bien présents. Ils n’hésitent désormais plus à se remanifester qui par des grognements, qui par des branches froissées… comme s’il testait la véracité de ce traité pacifique… et que le randonneur itinérant, encore un peu incrédule, n’est pas un braconneur mais un simple compagnon tout à sa sérénité d’avoir retrouvé ses territoires pacifiés.
Puis progressivement, Printemps aidant, le grand orchestre de la Nature, rassuré et réaccordé par ses quelques gammes timides, lance sa saison ! Une farandole de couleurs, cris, chants, mélopées, murmures, souffles, ruissellements, larmes, paroles, rires indiciblement guidée par nos deux astres contraires.
Marcher rend pauvre…
La marche est une forme de Pauvreté ; la plus évangélique sans doute. Marcher rend pauvre. Oui, parce que ce geste, originel (bien plus que le péché) qui poursuit comme une onde lumineuse sa marche à travers chaque marcheur, annihile toutes nos envies autres que celles qui lui sont directement nécessaires et qui sont donc des besoins (le trio : manger-boire-dormir). Quand je marche, j’apprends à me satisfaire – voire même à jouir – de ce que je vois, entends, sens… et à ne plus rien désirer d’autres que ce qui concourt à faire vivre de manière apaisée, sans frénésie, ce trio. C’est le spectacle du monde tel qu’il est (en pleine nature ou en ville) qui me rassasie et me comble.
Combien de fois me suis-je surpris à penser, en marchant, que je n’avais envie de rien ce qui paradoxalement m’a toujours rendu jubilatoire ! Et dans tout cet espace que la Pauvreté libère, il reste tout le temps de l’Autre… De la rencontre “parolée“ avec celui qui croise mes pas.
Une Parole née de notre silence qui enfante à son tour la rencontre avec mon prochain…
Comme je n’ai plus envie de rien, je suis tout à Toi.
Marcher la solitude
La marche solitaire nous dépouille… Je me suis toujours amusé de constater à quel point mon sac à dos est rempli de d’objets inutiles que je m’obstine à emmener de peur – probablement – que notre « avoir » de consommation me manque trop. La marche, non “sportifiée“ mais simple comme ses pieds, nous connecte à notre être biologique où aller de l’avant était la seule façon de rester en vie.
Si on accepte de se laisser surprendre par la cadence de se pieds et de ne plus écouter que le rythme profond de son soi, on s’apercevra également que les sensations de faim et de soif s’atténuent. On apprend peu à peu à se satisfaire du très peu, du juste nécessaire.
Notre être ré-apprend à vivre de moins d’envie, de moins d’agir, de moins penser. La solitude « mouvementée » par la marche construit une nouvelle dimension où le jeûne (de nourriture mais aussi d’actions et de pensées) nous rassasie.