Un temps soit peu

C’était un midi. Ou un peu avant…
Ma cadence isolée s’étouffait dans les sables saumâtres, enfants chéris des salicornes de la sansouire camarguaise, traversés d’un Mistral épuisé. Dans un ciel de gris aphone, le silence retrouvait peu à peu sa solitude amoureuse pendant que ma béatitude primitive déclinait aux derniers embruns marins saisis de torpeur.
Il faisait vide dans cette immensité décoiffée.
Une ode à l’absence.
Il ne me restait qu’à marcher … ou à m’affaler pour un temps.
Ou celui d’après.
La mélancolie est un rituel, pensai-je…
Quand soudain le cri… Et puis encore un autre… et encore.
Sorti de la grande forêt des nuages, le grand signal… Et cette inévitable bouffée préhistorique qui m’irrigue, jubilatoire, extatique, hypnotique… De sourires et de larmes inversées. Et vice et versa.
Après un hiver de brigands, c’est le grand retour des oies… Que je mets à chercher comme le fait un petit enfant de ses premières étoiles…Quand il apprend sa première nuit.
Et puis, elles sont là, cafouilleuses de lumières, à l’avant-scène du monde, rigoureusement ivres dans leur formation militaire, usant de leurs ailes pour me dessiner ce V triomphant.
Oui, l’horloge du Chaos n’a pas perdu son temps.
Elles sont à l’heure.
Elles sont l’heure. Du temps et de l’ailleurs.
Mères courage, elles charrient l’envie depuis les lois de l’Avant. Forces génératrices et matricielles, elles sont déjà passées. Et moi l’affamé, je transpire maintenant.
C’était un midi.
Ou la nuit des temps…

Petit bréviaire du Caprice

Ce que chéris par-dessus tout dans la marche, c’est d’être conduit par la seule imagination du Caprice. Chaque pas ou presque m’en dévoile un nouveau :
– à cette fourche, choisirai-je ce sentier tracé ou plutôt celui-ci, anonyme, mais qui m’aguiche de sa jolie courbe à la destination mystérieuse ?
– à l’orée du ressaut, me courberai-je vers cette scorsonère d’Autriche aux tentacules citronnées qui me dévisage avec persistance ou lèverai-je l’œil à la recherche du chardonneret qui jubile de trilles survoltées en sifflets persifleurs, un brin moqueurs ?
– Accorderai-je à la Grâce ou à la Providence (épineuse question !…) cette lumière laiteuse qui, soudain, à mon arrivée à la cîme d’un sommet alpin si souvent rêvé et enfin touché, transfigure la croix de métal rouillé, claudiquante au supplice d’Eole ?
– Choisirai-je pour table de déjeuner, cette cabane naturelle enfouie sous les pins à l’ombre rédemptrice ou m’allongerai-je à tout soleil sur la dalle rocheuse et pentue juste comme il le faut pour accueillir mon corps allongé ?… A moins que je ne garde encore en moi le goût du jeûne et poursuive ma route ?
– Tenterai-je sur cette crête face au vent déchainé de tenir tête et d’avancer débout pour m’épuiser jusqu’au renoncement et en jouir ou me coucherai-je pour avancer en sécurité, à quatre pattes, langoureusement aplati sur cette terre matricielle, le visage enfoui dans les fragrances garrigueuses ?
– Consulterai-je ma montre pour ajuster ma cadence ou accepterai-je la nuit comme compagne de retour ?
– Resterai-je encore à contempler fasciné les joutes aériennes des hirondelles qui rivalisent d’audace et se déjouent de toutes les lois de l’apesanteur pour gober mouches, syrphes, fourmis volantes, tipules et autres libellules ?
– Me demanderai-je encore quel est le sens de l’aller et celui du retour ou laisserai-je cette question germinative au panthéon des Dieux itinérants ?

Toutes ces questions et les autres, je me les suis posé et me les reposerai. C’est mon repos. Parce que la marche, dans ses éternels caprices, nous apprend le repos. Du corps et de l’âme.
“Marche doucement sur cette Terre, elle est faite de morts…“, dit le poète arabe et nomade du VIIIe siècle…

Perdre le Temps…

C’est un phénomène bien connu, souvent raconté. Le temps de la marche élargit, malmène, distorsionne tous les chronomètres que la vie civilisée nous a peu à peu imposés. C’est l’expérience physique d’une sorte de nouvelle théorie de la relativité appliquée au temps. Une dilatation fantaisiste qui s’amuse de nos repères et malmène nos chronogérances usuelles. Lorsque nous marchons, nous avançons dans le temps, à travers lui – et non plus avec ou contre – selon la régulation de notre cadence. Et comme par une mystérieuse correspondance mathématique, l’attente (d’un train, d’un bus, d’une personne, de la fin d’un orage…), cette “perte de temps“ honnie et bannie par notre humanité active, se vit comme une réjouissance… Toujours un peu courte (quand elle se termine), enfouie sous nos pieds réduits à l’immobilité, l’attente du marcheur est régénératrice, spectacle d’une somme d’efforts récompensés. Elle ne se vit pas contre le temps mais pour lui, à l’image d’une offrande. Elle devient en quelque sorte le temps du temps et désirée tel le moment de l’abandon. Ainsi, quand nous marchons, le plaisir de l’attente – qui va venir – constitue-t-elle une des énergies de la marche.

Le Chant des Pistes

Il existe une profonde relation entre le chant et la marche. Les Aborigènes d’Australie avaient parfaitement saisi cette complicité consubstantielle au point de dessiner leur Continent à la lumière de chansons. Bruce Chatwin en a même tiré « Le Chant des pistes », un livre nonchalant et vagabond.

J’éprouve très régulièrement, à ma modeste mesure, cette union entre le langage de nos pieds et celui de notre bouche. Durant une marche, le chant survient quand on s’y attend le moins. A l’assaut d’un ressaut, au terme d’un raidillon, au départ d’une sente, à l’abordage d’une descente… soudain, notre bouche se met au rythme de notre cadence pédestre. Comme si l’un et l’autre se nourrissaient d’un nouveau souffle, exhaleur d’énergies nouvelles et de joies enfantines. Et puisque la solitude de la marche nous désinhibe et autorise tous les excès, le chant se libère, les refrains se succèdent, les mélodies s’entrecroisent – parfois dans une cacophonie de tous les Diables – et si, bien souvent, la mémoire fait défaut et que les paroles se perdent dans les “na na na“, qu’importe !, nos chansons de marcheur qu’elle soient des tubes de notre enfance, des ritournelles paillardes ou des incantations religieuses éclairent notre chemin d’une autre couleur. Alors qu’elles convoquent souvent en nous quelques souvenirs, elles créent à nouveau les conditions d’un nouveau souvenir qui frisera la nostalgie plus tard.
Elles font et défont le lien du temps et s’amusent de notre liberté cheminante.

Et puis parfois, le chant ne vient pas… et inutile de le forcer : les premières paroles se perdraient bien vite dans le silence de cet inconscient chantant et… facétieux. Il faut alors se contenter de la cadence de nos pas, ce rythme ancestral binaire qui nous ramène à notre génome de marcheur-cueilleur bipède, noyé dans les Afriques orientales. A moins… (ou à plus !) que la pluie ne soit du voyage, cette sœur du silence qui vient murmurer voire marmonner à notre imaginaire itinérant…

La pluie…

La pluie, indécise comme la bruine ou farouche comme l’averse nourrie est une compagne féérique qui métamorphose tout notre autour avec parcimonie et délicatesse. N’est-elle pas celle qui change une route goudronnée de campagne en miroir déformant et aligne mille sourires à l’orée de nos pas ? N’est-elle pas une lancinante mélodie qui éteint les bruits du monde d’un écho majeur ?
N’est-elle pas ce filtre diaphane qui aplanit les reliefs de ses brumes ?
La pluie marche avec nous, fidèle, souvent rieuse ; et quand elle remonte à ses antichambres éthérées, ne nous laisse-t-elle pas toujours quelques traces d’elle, éphémère testament qui disparaîtra peu à peu comme une peau de chagrin ?

Et le vent ?…

Le vent est farceur… Avez-vous déjà observé comment se comporte le marcheur quand il le subit ? Il va passer son temps à jouer avec lui et amorcer une véritable partie de cache-cache pour s’en mettre à l’abri quitte à changer d’itinéraire. Car le vent est complice du hasard. Même quand il est solidement orienté, ses lames furètent, désordonnées et capricieuses, et obligent le randonneur à modifier son chemin, ses approches ou ses prises à l’abord d’une vire bien exposée. A l’inconnu de toute marche, même bien étudiée et repérée, le vent ajoute sa touche, rendant toute prévision inutile.
Déconcertant comme un bébé qui pleure à l’issue d’un biberon pourtant rempli à ras-bord, le vent n’écoute que son souffle et jubile à nous voir le maudire, chanceler, tituber, nous agripper, tenter de nous protéger d’une main ou d’une bâche de K-Way, chercher obstinément le vallon encaissé ou le rocher protecteur. Le vent nous détourne et à ce titre, il est un compagnon de voyage, certes encombrant mais si généreux. Il faut le laisser prendre le contrôle de nous-mêmes, nous dépouiller de tous nos projets et nous forcer à ce qui ressemble par bien des égards à du lâcher-prise.
Le vent est un hymne rythmée à la liberté qui m’a obligé bien souvent à porter mon regard à l’ailleurs.
Si on l’accepte comme un ami cheminant, il devient à la fois un hôte et un guide, érudit à nous étourdir.

Marcher la solitude

La marche solitaire nous dépouille… Je me suis toujours amusé de constater à quel point mon sac à dos est rempli de d’objets inutiles que je m’obstine à emmener de peur – probablement – que notre « avoir » de consommation me manque trop. La marche, non “sportifiée“ mais simple comme ses pieds, nous connecte à notre être biologique où aller de l’avant était la seule façon de rester en vie.
Si on accepte de se laisser surprendre par la cadence de se pieds et de ne plus écouter que le rythme profond de son soi, on s’apercevra également que les sensations de faim et de soif s’atténuent. On apprend peu à peu à se satisfaire du très peu, du juste nécessaire.
Notre être ré-apprend à vivre de moins d’envie, de moins d’agir, de moins penser. La solitude « mouvementée » par la marche construit une nouvelle dimension où le jeûne (de nourriture mais aussi d’actions et de pensées) nous rassasie.