Le Chant des Pistes

Il existe une profonde relation entre le chant et la marche. Les Aborigènes d’Australie avaient parfaitement saisi cette complicité consubstantielle au point de dessiner leur Continent à la lumière de chansons. Bruce Chatwin en a même tiré « Le Chant des pistes », un livre nonchalant et vagabond.

J’éprouve très régulièrement, à ma modeste mesure, cette union entre le langage de nos pieds et celui de notre bouche. Durant une marche, le chant survient quand on s’y attend le moins. A l’assaut d’un ressaut, au terme d’un raidillon, au départ d’une sente, à l’abordage d’une descente… soudain, notre bouche se met au rythme de notre cadence pédestre. Comme si l’un et l’autre se nourrissaient d’un nouveau souffle, exhaleur d’énergies nouvelles et de joies enfantines. Et puisque la solitude de la marche nous désinhibe et autorise tous les excès, le chant se libère, les refrains se succèdent, les mélodies s’entrecroisent – parfois dans une cacophonie de tous les Diables – et si, bien souvent, la mémoire fait défaut et que les paroles se perdent dans les “na na na“, qu’importe !, nos chansons de marcheur qu’elle soient des tubes de notre enfance, des ritournelles paillardes ou des incantations religieuses éclairent notre chemin d’une autre couleur. Alors qu’elles convoquent souvent en nous quelques souvenirs, elles créent à nouveau les conditions d’un nouveau souvenir qui frisera la nostalgie plus tard.
Elles font et défont le lien du temps et s’amusent de notre liberté cheminante.

Et puis parfois, le chant ne vient pas… et inutile de le forcer : les premières paroles se perdraient bien vite dans le silence de cet inconscient chantant et… facétieux. Il faut alors se contenter de la cadence de nos pas, ce rythme ancestral binaire qui nous ramène à notre génome de marcheur-cueilleur bipède, noyé dans les Afriques orientales. A moins… (ou à plus !) que la pluie ne soit du voyage, cette sœur du silence qui vient murmurer voire marmonner à notre imaginaire itinérant…

La pluie…

La pluie, indécise comme la bruine ou farouche comme l’averse nourrie est une compagne féérique qui métamorphose tout notre autour avec parcimonie et délicatesse. N’est-elle pas celle qui change une route goudronnée de campagne en miroir déformant et aligne mille sourires à l’orée de nos pas ? N’est-elle pas une lancinante mélodie qui éteint les bruits du monde d’un écho majeur ?
N’est-elle pas ce filtre diaphane qui aplanit les reliefs de ses brumes ?
La pluie marche avec nous, fidèle, souvent rieuse ; et quand elle remonte à ses antichambres éthérées, ne nous laisse-t-elle pas toujours quelques traces d’elle, éphémère testament qui disparaîtra peu à peu comme une peau de chagrin ?

Et le vent ?…

Le vent est farceur… Avez-vous déjà observé comment se comporte le marcheur quand il le subit ? Il va passer son temps à jouer avec lui et amorcer une véritable partie de cache-cache pour s’en mettre à l’abri quitte à changer d’itinéraire. Car le vent est complice du hasard. Même quand il est solidement orienté, ses lames furètent, désordonnées et capricieuses, et obligent le randonneur à modifier son chemin, ses approches ou ses prises à l’abord d’une vire bien exposée. A l’inconnu de toute marche, même bien étudiée et repérée, le vent ajoute sa touche, rendant toute prévision inutile.
Déconcertant comme un bébé qui pleure à l’issue d’un biberon pourtant rempli à ras-bord, le vent n’écoute que son souffle et jubile à nous voir le maudire, chanceler, tituber, nous agripper, tenter de nous protéger d’une main ou d’une bâche de K-Way, chercher obstinément le vallon encaissé ou le rocher protecteur. Le vent nous détourne et à ce titre, il est un compagnon de voyage, certes encombrant mais si généreux. Il faut le laisser prendre le contrôle de nous-mêmes, nous dépouiller de tous nos projets et nous forcer à ce qui ressemble par bien des égards à du lâcher-prise.
Le vent est un hymne rythmée à la liberté qui m’a obligé bien souvent à porter mon regard à l’ailleurs.
Si on l’accepte comme un ami cheminant, il devient à la fois un hôte et un guide, érudit à nous étourdir.