L’avenir se dessine d’abord avec ses pieds

La marche est aussi une Sœur d’éducation pour toute notre vie.
Car elle nous apprend à nous rendre, à nous accepter faible, impuissant… simple marcheur. Elle nous l’apprend sans violence mais avec persistance. Quelle leçon ai-je pris un bel après-midi de juillet alors que je visais un 3 300 m dans les Alpes suisses et par là-même mon record de dénivelé positif ! Après 3 h 30 de montée soutenue, le dernier sentier – sportif avec vires, ressauts et à pics très vertigineux – fut mon calvaire, heureusement inachevé. Alors que je dépassai les 3 000 sous un soleil de toute raideur, je commence à ressentir des vertiges. Ayant déjà connu ces symptômes en altitude, je cherche d’abord à me rassurer et à oublier mes jambes qui tremblent. A ces instants pourtant, je refuse de rendre les armes et choisis des pauses très fréquentes sans m’asseoir. Puis alors que la sente devient aussi étroite que le vide autour de moi, envahissant, je suis pris de panique… Et si jamais je m’évanouissais ? Alors, je chuterais sans nul doute 800 mètres plus bas. L’angoisse m’étreint et les nausées s’invitent. J’essaye encore, devine le sommet qui me tend ses épines de roche à une dizaine de minutes, devine quelques larmes et soudain, je me rends… Je m’allonge en sécurité. J’ai l’après-midi pour redescendre… et repenser à ce fameux Sisyphe qu’il faudrait imaginer heureux.
Et que dire de cette longue ascension qui devait me mener à la frontière helvético-italienne à 2 950 m ! Mûrement préparée, « travaillée » même, cette randonnée devait me donner à voir un des plus sommets d’Europe, le Mont Rose… Après 6 heures d’efforts soutenus et alors que je traversais le dernier et long névé, une immense nuage, épais comme une mousse au chocolat, vint couronner mon moral d’un voile de découragement et repousser à d’autres calendes le spectacle de mon projet… Et pourtant ! Quelle surprise de voir à hauteur de ce sommet désolé, venté et glacé, émerger du brouillard une forme inquiétante dont je distinguais en premier lieu les contours d’une arme type mitraillette… Un douanier italien en fait ! Qui me demanda de son plus beau langage administratif mon passeport… J’étais sur un chemin de contrebande m’apprit-il tout en m’invitant – probablement attendri par ma mine déconfite et rassuré par la régularité de ma situation – à partager un inoubliable expresso dans sa cabane chauffée. A défaut de voir le Mont Rose, je pus lire ce jour-là dans le marc de café que l’avenir se dessinait d’abord avec ses pieds…

C’est ici la Terre ?

Il est un des lieux communs de la marche que de souligner sa capacité à nous abstraire de la marche du monde, à nous faire entrer en méditation, en contemplation ou – pour donner dans le contemporain – à contribuer à l’évacuation du stress. Pourtant, il existe à mes yeux une autre vertu dans l’itinérance pédestre…
Un après-midi d’hiver dans un soleil d’œuf au plat – tellement le ciel blanchissait sous le froid – j’avançais, solitaire, le long d’un chemin vicinal rectiligne et littéralement déposé sur un talus qui séparait de part et d’autre deux immenses champs cultivés en contrebas. Au bout d’un moment, je me surpris à dévisager mon ombre projetée sur le champ à ma gauche et qui s’obstinait à me montrer la voie, toute à son travail discipliné. Je la trouvai vite charmeuse cette ombre, découpant dans les semis de blé ma silhouette un peu voûtée, portée par mon chapeau camarguais. Comme un appel au large, aux grandes étendues sans frontières. Difficile de dire pourquoi à cet instant, dans cet isolement figé, je me trouvai beau… oui, beau. Au point de m’émouvoir non pas encore une fois comme un Narcisse affamé mais plutôt comme un “pauvre“ homme qui s’autorise à se regarder nu (car finalement tout ombre est un nu), en face (même si c’est de côté…), sans fard et finalement avec une lucidité émerveillée. Car la marche offre à nos lunettes civilisées et si exigeantes, un regard dépouillé où la traque sourcilleuse des qualités et défauts s’efface au profit d’un œil de nouveau-né… C’est ici la Terre ?

Marcher, c’est savoir s’arrêter.

Marcher, c’est savoir s’arrêter. Pas uniquement pour contempler le paysage qui, bien souvent, nous défigure littéralement mais aussi pour s’observer soi-même.
Se donner une chance de s’apercevoir.
Bien souvent, je me suis surpris, alors que je dominais un site extraordinaire à réaliser tardivement que je n’avais pas vu la vue (si je puis dire) tout préoccupé que j’étais à me contempler. Dans mon état d’âme du moment ou ma pâleur. Se contempler n’a alors rien d’un acte narcissique ou prétentieux mais un difficile d’exercice d’humilité où la vérité s’obstine à noircir (ou blanchir) nos petits mensonges vaniteux ou bienfaiteurs; un peu comme à l’endormissement quand on s’efforce de penser à quelque chose de précis, souvent heureux ou agréable, et que l’inconscient prend le dessus pour emmener notre cerveau là où il a décidé de l’emmener pour la nuit…
Cette mise en tension “morphique“ nous ramène d’ailleurs à cette étrangeté de la marche : où nos pieds ont repris leur course en avant pendant que notre esprit demeure à l’arrêt…
S’arrêter, c’est savoir marcher…

Marcher la solitude

La marche solitaire nous dépouille… Je me suis toujours amusé de constater à quel point mon sac à dos est rempli de d’objets inutiles que je m’obstine à emmener de peur – probablement – que notre « avoir » de consommation me manque trop. La marche, non “sportifiée“ mais simple comme ses pieds, nous connecte à notre être biologique où aller de l’avant était la seule façon de rester en vie.
Si on accepte de se laisser surprendre par la cadence de se pieds et de ne plus écouter que le rythme profond de son soi, on s’apercevra également que les sensations de faim et de soif s’atténuent. On apprend peu à peu à se satisfaire du très peu, du juste nécessaire.
Notre être ré-apprend à vivre de moins d’envie, de moins d’agir, de moins penser. La solitude « mouvementée » par la marche construit une nouvelle dimension où le jeûne (de nourriture mais aussi d’actions et de pensées) nous rassasie.